Mes commentaires à la tribune parue dans Le Monde…
La lecture de la tribune de Bertrand Burgalat et Stéphane Le Tavernier publiée dans Le Monde le 21 février m’incite à réagir, à livrer mon ressenti et mes décryptages. D’une part, en tant qu’observateur privilégié de l’industrie musicale depuis…1988. D’autre part, avec un autre regard, très concret et pragmatique celui-ci, de par les activités de conseil, coaching et d’accompagnement d’artistes que je pratique simultanément depuis huit ans et par lesquelles je suis confronté au quotidien aux problématiques du « do it yourself » et du développement de projets indépendants. Il ne s’agit pas ici de billet d’humeur. Mes commentaires sont basés sur des constats, sur l’observation de tendances et de nouvelles pratiques. Je prends donc l’espace nécessaire, en précisant (mais certains d’entre vous le savent très bien) que je sais et respecte le travail du producteur, réagissant ici seulement ici aux arguments de l’industrie.
« L’industrie musicale, phénix de la révolution numérique »… Certains ironiseront sur la comparaison avec cet oiseau légendaire caractérisé par son pouvoir de renaître après s'être consumé sous l'effet de sa propre chaleur (!), symbolisant les cycles de mort et de résurrection… D’autres verront dans cette tribune l’expression d’une tentative de s’accrocher à un pouvoir vacillant, en tout cas moins reluisant qu’il n’était vingt ans plus tôt.
Les éditeurs phonographiques – qui concentraient l’essentiel de l’économie de la musique, considérant à l’époque le spectacle vivant comme un outil promotionnel au service du disque – ont, depuis, perdu de leur superbe. En 2009, pour la première fois, le chiffre d’affaires du spectacle en France a égalé celui du disque. Personne n’a cru bon de commenter cette situation historique. Depuis, l’écart s’est nettement creusé : la musique enregistrée affichait un chiffre d’affaires de 493 M€ en 2013 contre environ 740 M€ pour le spectacle vivant (estimation d’après le montant de taxe fiscale perçue par le CNV). La baisse conséquente du marché de la musique enregistrée a conduit les labels à diversifier leurs sources de revenus jusqu’à proposer des contrats « 360 degrés ».
L’industrie musicale ne se résume pas aujourd’hui aux seuls producteurs et éditeurs phonographiques. Le « 360 degrés » prôné par les grands labels consiste en une vision globale des activités et revenus qu’on peut développer autour des artistes. Dès lors, comment s’étonner que les artistes eux-mêmes adoptent cette approche, en accordant aux labels un rôle moins central qu’auparavant ? Il est facile de relativiser le « do it yourself » et d’évoquer ses « impasses ». C’est oublier (occulter) le fait que beaucoup y ont recours par défaut, n’ayant pas d’autre alternative face aux difficultés de signatures, face à la réduction des prises de risque et pour certains parce qu’ils se sont vus rendre leurs contrats, faute de rentabilité suffisante. Pour d’autres artistes, cela peut être un choix volontaire de « fonctionner autrement », selon d’autres schémas de développement, en tenant compte de la nouvelle donne et des nouvelles pratiques. Oui, en France comme ailleurs, de plus en plus d’artistes veulent reprendre le pouvoir, la maîtrise de leur développement et de leur économie. On parle de plus en plus d’artistes « entrepreneurs ».
Ceux qui ironisent sur cette tendance ont-ils cherché à en comprendre les raisons ? Pourquoi de plus en plus d’artistes n’ont plus confiance dans le fonctionnement « classique » de l’industrie phonographique ? Pourquoi sont-ils de plus en plus nombreux à ne pas y trouver leur compte ? Les producteurs n’apprécient pas d’être considérés aujourd’hui comme des « intermédiaires » et y voient de la condescendance, mais considèrent eux-mêmes le « do it yourself » avec condescendance. Et en quoi le terme « intermédiaire » serait-il dévalorisant ? Un label n’est-il pas un intermédiaire entre l’artiste et son public ? On peut parler des impasses du « do it yourself » (qui n’est pas forcément une fin en soi mais une alternative) mais parle-t-on des impasses des signatures en label ? Des conditions de plus en plus draconiennes des contrats par lesquels les producteurs « verrouillent » totalement la marge de manœuvre de l’artiste et les revenus qu’il peut générer (comme en témoignent des contrats dont des artistes m’ont transmis copie) ?
Et si les producteurs français soulignent que les artistes perçoivent chez nous un pourcentage des ventes dès le premier disque vendu (et l’on ne peut que s’en féliciter) quand les royalties des contrats anglo-saxons ne s’appliquent qu’une fois les frais de production amortis, ils n’en pratiquent pas moins – comme le stigmatise le rapport Phéline - de nombreuses clauses d’abattement leur permettant de compenser ainsi la chute de leurs revenus en faisant indirectement supporter une part de leurs dépenses marketing par les artistes (lesquels n’ont aucun contrôle sur les budgets qui leur sont dédiés).
D’aucuns réagiront aussi en lisant dans la tribune publiée dans Le Monde « On ne peut pas à la fois demander le respect des conventions collectives et prôner l’économie précaire ». Qui prône l’économie précaire ? Aucun artiste ne souhaite une économie précaire. Mais comment faire pour développer son projet quand aucune structure professionnelle ne veut prendre le risque et que, par défaut, celui-ci incombe de plus en plus à l’artiste et, s’il en a un, à son manager ? Et cessons le misérabilisme ambiant qu’on entretient depuis des années. Beaucoup d’artistes n’arrivent pas à vivre de leur musique, même signés en label. D’autres vivent très bien en fonctionnant en « do it yourself » et en appliquant un fonctionnement multi revenus, revendiqué sous le nom de 360° quand il profite aux labels mais jugé par ces derniers avec condescendance quand il profite aux artistes « do it yourself »...
Ce revirement des choses est tout à fait logique et est guidé par un principe élémentaire : remettre l’artiste au centre de toutes les préoccupations ; principe que l’industrie phonographique avait quelque peu occulté. Que l’artiste se fasse de plus en plus « entrepreneur » aujourd’hui serait donc anormal, voire condamnable ? Alors qu’il serait logique et pertinent de l’y encourager. C’est comme si les entreprises ironisaient sur les artisans. Et en quoi cela devrait agacer les producteurs ? Sauf à voir des projets non signés atteindre par eux-mêmes des résultats probants, remettant ainsi en question le recours obligé à un label.
Quant à considérer que « aujourd’hui, le problème est moins de partager des richesses qui s’amenuisent que d’en créer », le propos est facile. Certes, la taille du gâteau à partager (des miettes, rectifient certains) s’est considérablement réduite et tous conviennent qu’il faut l’agrandir, mais ce constat ne saurait occulter la question inéluctable du partage de la valeur, encore plus pressante que le gâteau se réduit.
Enfin, déclarer que « l’illusion du tout-gratuit a amplifié les inégalités et concentré le pouvoir entre les mains des bases de données géantes », c’est oublier que les grands labels ont eux-mêmes encouragé le modèle de la gratuité il y a quelques années, sans se soucier des conséquences prévisibles dans l’esprit des consommateurs quant à la perception de la valeur de la musique.
« Les maisons de disques n’ont pas su anticiper les nouveaux enjeux technologiques, disait-on », ironisent le président et le vice-président du Snep. Ont-elles anticipé le développement du « do it yourself » et des artistes-entrepreneurs ? La nature a horreur du vide. Ne soyons pas surpris.
Si l’on doit parler d’intérêt général (le vrai, et non pas l’addition de l’intérêt général de chaque métier, corporation ou secteur d’activité) face aux enjeux et défis auxquels est confrontée la filière musicale, c’est bien dans toutes ses composantes, incluant producteurs et éditeurs phonographiques comme artistes, qu’ils soient signés ou pratiquant le « do it yourself ».
On parle du nouvel écosystème de la musique, des nouvelles pratiques, de nouveaux modèles économiques, de mutations incessantes. La seule façon d’exister dans cette nouvelle donne, c’est la capacité à se remettre régulièrement en question et non pas à camper sur des positions et schémas d’hier, pour beaucoup dépassés ou tout au moins à reconsidérer. C’est justement ce qui doit rendre l’avenir – et son champ des possibles – attractif. Restons ouverts, positifs et constructifs.
Gildas Lefeuvre