Muzik 2025 : le scénario de GL Connection
Contribution au colloque « Muzik 2025 : des scénarii pour notre futur », proposé dans le cadre du MaMA le 16 octobre 2010.
Précisions préalables de l’auteur
Ce scénario explore les champs du possible mais ne saurait dépeindre la filière musicale idéale (d’ailleurs le sera-t-elle un jour ?), même s’il tend à en améliorer les réalités à l’horizon 2025. Plutôt que de tomber dans le piège facile de prédictions-catastrophe ou d’une science-fiction de mauvais goût, il tente le pari d’un secteur recomposé et redynamisé. Observateur de ce secteur depuis une vingtaine d’années, j’ai tout simplement – à partir de constats, réalités, problématiques et tendances d’aujourd’hui –anticipé des développements possibles. A défaut de pouvoir, en quelques pages, aborder tous les aspects de la filière de demain, ce scénario n’a d’autre but que de susciter des réflexions et de faire réagir. Toutes les hypothèses qu’il évoque restent dans le champ du possible, pour peu que la volonté et l’ambition soient au rendez-vous. Certaines logiques sont déjà en marche, certaines évolutions paraissent inéluctables. Méfions-nous, la réalité dépasse parfois la fiction…
- I -
Paris – Mardi 4 novembre 2025. Kevin, le front collé sur la vitre, regarde défiler les stations du nouveau TechnoMétro inauguré quelques semaines auparavant. Les rames sont silencieuses et fluides, les visages autour de lui mal réveillés. De toute façon, il est ailleurs. Sa tête résonne des accents éthérés de « Preacher’s Run », un titre culte de MileStone, groupe français (lignée Radiohead et Jeff Buckley) qui marqua le paysage musical une douzaine d’années plus tôt, et dont les ondes se propagent dans tout son corps. Il est bien. Il lui reste 30 minutes de trajet jusqu’à son lieu de travail, ça lui suffit pour s’évader et oublier tout le reste. La musique l’envahit, comme une douce drogue. Jamais, il ne l’avait ressenti à ce point.
Après avoir longtemps hésité, il vient de franchir le cap et a opté, trois jours plus tôt, pour un implant musical. Un récepteur minuscule, sorte de mini carte Sim insérée sous la peau de sa nuque et qui envoie des signaux directement au cerveau. Il est assorti de deux diffuseurs, un par oreille, à peine plus gros qu’une tête d’épingle, implantés dans chaque conduit auditif. Les sensations sont nouvelles, incroyablement profondes. Comme s’il pouvait désormais « vivre » la musique dans tout son corps. La biotechnologie fait bien les choses, se dit-il. L’opération, rapide et indolore, lui a coûté cher mais il en est pleinement satisfait. Kevin est désormais physiologiquement connecté à la Matrice, le catalogue central. Il lui suffit de tapoter sur l’écran tactile de son ludophone dernier cri pour piloter les titres qu’il souhaite « ressentir », et de fermer les yeux pour en visualiser les métadonnées (crédits, paroles de chansons, biographie, photos, vidéos, actualité de l’artiste, dates de concerts…). Bref, une communion optimale avec l’univers de l’artiste. Il s’amuse de la notice qu’on lui a remise après l’implantation, mettant en garde contre les risques d’addiction…
Assis, en face de lui, un jeune homme en costume-cravate se démène avec un baladeur visiblement sujet à des problèmes de réception. Il porte sur la tête un de ces casques qui avaient révolutionné l’écoute de musique quelques années plus tôt. Déjà dépassés… « Ringard ! » sourie Kevin. Il est vrai que les pratiques et les équipements ont évolué à une vitesse vertigineuse. Le support physique n’existe plus depuis longtemps, du moins en apparence. Il ne circule plus que dans des circuits parallèles, des bourses d’échanges et marchés pour collectionneurs, nostalgiques et fétichistes qui font sourire Kevin. Agé de 30 ans, donc né en 1995, il n’a jamais acheté de CD ou DVD. Il eut quelques rares occasions d’en avoir entre les mains chez des amis de ses parents… Ces objets d’un autre âge l’avaient amusé. Comme l’amuse ce flyer qui circule sur Internet à propos d’une grande fête alternative organisée le mois prochain pour célébrer les 40 ans du défunt CD. Tout passionné de musique qu’il est, ce n’est pas son monde…
Sans supports, les magasins de disques n’existent plus non plus. Il ne les a jamais connus. L’idée même le surprend alors qu’on peut avoir accès à l’ensemble des catalogues culturels (musique, cinéma, vidéo, livres, jeux) de multiples façons. Pour les inconditionnels, ont été créés des « Music Stores », plus proches du coffee-shop que du disquaire, espaces où l’on peut consommer de la musique dans des conditions agréables : confort, son, image, odeurs, boisson…, avec un rôle social en sus et la promesse (pas toujours tenue) de vivre des expériences musicales totales. Mais on peut aussi opter pour des salons particuliers (entre amis) ou des cabines individuelles où différentes ambiances (spa, psychédélique, etc.) sont proposées. Kevin, qui fréquentait assidûment ces espaces, n’en a plus besoin maintenant qu’il a l’implant.
Le marché de la musique est définitivement passé d’une logique de possession à une logique de l’accès. Il y a longtemps que Kevin a fait le grand vide, dans son petit studio de la banlieue parisienne, sur son ordinateur, sur ses périphériques... Plus la peine d’encombrer ses étagères ou l’espace de ses disques durs quand on peut accéder à l’ensemble des catalogues, à son gré, 24h sur 24 et où que l’on soit. La prolifération des métadonnées, réactualisées en permanence, a levé les dernières réticences de ceux qui tenaient encore au support physique. Et plus la peine de s’encombrer l’esprit à compter. Les offres sont multiples avec de nombreux forfaits proposés, des abonnements par paliers (selon l’écoute effective de musique), la portabilité (on peut passer à son gré d’un forfait à un autre), des tarifs modulables selon les options retenues et un système de points (comme pour les « miles » des cartes FlyingBlue d’Air France), attribués à l’usager pour l’écoute de nouveaux talents, d’artistes en phase d’émergence, de musiques plus spécialisées et moins exposées. Ces points permettent ensuite de bénéficier de divers bonus (places de concerts, événements spéciaux…) et de réductions sensibles sur le coût de l’abonnement souscrit. Une incitation à la découverte et à la curiosité, et qui a un impact concret sur les lancements de projets et la valorisation de catalogues plus difficiles... L’abonnement à la musique, mais aussi à la vidéo, au livre numérique et à tous les produits culturels et de loisirs, est aujourd’hui pleinement intégré dans les habitudes de consommation. Tous les freins étant levés, on n’a jamais consommé autant de musique et de produits culturels que dans les années 20 (de 2000 s’entend !).
Passionné de musique, Kevin passe des soirées entières – voire des nuits – à concocter des playlists. Une pratique déjà en vigueur vingt ans plus tôt, et qui s’est développée bien au-delà de toutes les prévisions, d’autant que les players sont aujourd’hui tous exportables. L’envie de partage – qui a fait les beaux jours du peer-to-peer, au grand dam de la filière musicale – s’est tellement banalisée qu’elle a entraîné un changement de comportements. Il ne s’agit plus de faire partager son engouement pour tel artiste ou tel album, mais sa propre valeur ajoutée, l’ordonnance organisée de titres, et de proposer des thématiques, des ambiances. Le consommateur se fait actif, DJ, programmateur. Certains vont jusqu’à monnayer leurs playlists, dans la plus grande illégalité puisque sans autorisation des ayants-droit. Le comble, c’est que ces playlists, si tant est que leur soit reconnue leur originalité dans l’ordonnancement des titres qui les composent, sont elles-mêmes protégeables en termes de droits. La Guilde a fini par les tolérer, considérant que toute diffusion de musique est toujours la bienvenue pour peu qu’elle génère des revenus additionnels. Les playlists sont désormais intégrées à la Matrice, dans un département à part, et leur monétisation par les internautes est encadrée et soumise à un reversement au bénéfice des ayants-droit. Par rebond, les médias se sont atomisés. L’internaute, le mobinaute, est lui-même devenu un média et un prescripteur dans son réseau, un « médianaute ». Les radios traditionnelles, de moins en moins écoutées ont dû s’adapter. Les groupes de média proposent aujourd’hui des radios personnalisées, à la programmation concoctée par des algorithmes de plus en plus sophistiqués en fonction des écoutes et goûts de chaque auditeur avec des publicités adaptées à son profil (réel ou estimé). Une radio unique pour chaque auditeur !
- II -
Vendredi 14 décembre 2025 – 18h. Autre lieu, autre personnage. Dans un quartier improbable de banlieue, Lilya s’impatiente. Le taxi qu’elle a appelé 30 minutes plus tôt tarde à venir. Elle regarde nerveusement sa montre. Le stress s’intensifie. Elle doit être sur scène à 20h30. Ses musiciens l’attendent déjà pour la balance. Les réglages seront forcément précipités et le concert risque d’en pâtir. « Rester zen à tout prix ! » se répète-t-elle intérieurement. Facile à dire… Ce concert est le premier qu’elle a réussi à décrocher après trois mois d’inactivité et l’enjeu est précieux car de nombreux professionnels ont promis leur présence. Elle ne peut se permettre de ne pas être à la hauteur de leurs attentes, et de celles d’Alan, son « coordinateur ». Comme beaucoup d’artistes qui tentent d’émerger, elle a galéré plusieurs années et mis longtemps à trouver un partenaire professionnel qui lui convienne. Malgré leur différence d’âge (elle a 27 ans, Alan 49), leur collaboration fonctionne bien.
Il faut dire que les choses ont radicalement changé depuis ses débuts dans la musique dix ans plus tôt. A 17 ans, déjà très déterminée pour son âge, Lilya a suivi de nombreuses formations pour comprendre le fonctionnement du music-business, se familiariser avec les pratiques, les contrats, les droits, l’économie, les problématiques du développement d’artistes… Mais tout s’est transformé radicalement. La frilosité des structures, affectées par la crise, et leur manque de réactivité face au bouillonnement créatif, ont conduit les artistes à s’organiser autrement, à prendre en main leur développement avec d’autres approches, d’autres modèles et en privilégiant la gestion de « fan base », les fans devenant des ambassadeurs de l’artiste, ses relais promo, ses prescripteurs et, pour certains, revendeurs (contre intéressement) de ses produits. Un maillage informel, échappant à tout contrôle, mais qui permet à de nombreux artistes non signés de développer une économie.
Campées sur des schémas de fonctionnement dépassés, les maisons de disques n’ont pas été assez réactives et n’ont pu qu’assister, passivement, à l’émergence – sans elles – de talents dont certains ont rencontré des succès retentissants. La plupart d’entre elles ont disparu, du moins telles qu’on les avait connues vingt ans plus tôt, et se sont fondamentalement recomposées. Pour garder pied dans un marché qu’elles ne dominent plus, elles ont dû s’adapter à la nouvelle donne. La majorité d’entre elles, majors ou labels indépendants, sont aujourd’hui « prestataires » au service des artistes : production exécutive, gestion éditoriale, agence de promotion, marketing, communication web, booking, organisation de concerts et de tournées, médiaplanning, merchandising… On fait appel à elles pour des prestations à la carte ou plus globales, spécialisées ou rétribuées forfaitairement ou en fonction des résultats. Le rapport de force s’est inversé. La plupart des artistes sont propriétaires de leurs enregistrements et titulaires de la plupart des droits. Seules quelques structures ont su tirer leur épingle du jeu. Positionnées comme de véritables « maisons d’artistes », centrées sur la découverte et le développement et non pas sur la rentabilité à court terme souhaitée par les actionnaires, ces structures respectées jouent un rôle efficace dans l’accompagnement des artistes, en mettant à leur service des moyens humains, financiers, matériels et logistiques, en développant de vraies lignes éditoriales et en prenant des risques (ce qui s’était quelque peu perdu…). Il est vrai que le contexte s’est sérieusement redressé, avec la mise en place, du FIPIM (Fonds d’investissement pour l’industrie musicale), un dispositif innovant et pragmatique pour financer la création et accompagner la prise de risque.
En dehors des « prestataires » ou labels « partenaires », un nouveau métier s’est développé (ou plutôt une nouvelle fonction à la croisée de plusieurs métiers). De plus en plus de professionnels se sont positionnés eux aussi au service des artistes, en free-lance. Que ce soit pour aider ceux qui démarrent et les accompagner dans leur émergence, ou – pour les artistes plus confirmés – gérer et développer leurs activités. Ils jouent un rôle aux multiples facettes, pouvant être, selon les besoins et les demandes, manager, négociateur, représentant, conseiller, rapporteur d’affaires, coach, promoteur, gestionnaire ou tout cela à la fois. Ce sont aussi des relais, des intermédiaires indépendants entre les artistes et leurs « prestataires » ou « partenaires ». A défaut d’un terme plus adapté pour désigner leur fonction polyvalente, on les surnomme « coordinateur ». Ils sont rémunérés directement par les artistes, forfaitairement ou selon les résultats obtenus, et ne sont pas titulaires de droits. Devant la prolifération, quelque peu anarchique, de cette activité, plusieurs tentatives se sont succédé pour tenter de l’encadrer par un statut et une licence, mais elles n’ont pu aboutir en raison de la diversité des profils et des compétences. Mais la filière musicale, désormais représentée dans sa globalité par « La Guilde », a proposé l’adhésion des coordinateurs à une charte pour limiter les dérives et garantir le sérieux de l’activité.
Lilya a rencontré Alan, au hasard d’un showcase. Ils ont discuté un moment autour d’un verre, le courant est bien passé. Ils se sont revus quelques jours plus tard, elle lui a exposé son parcours et ses difficultés, il lui a proposé ses services. Tous deux se sont entendus sur des objectifs, des priorités et un plan d’action et ont démarré, à l’essai, une collaboration. Lilya bénit cette rencontre. Un an plus tard, elle ne peut que constater son efficacité. Il a revu et redynamisé tous les aspects de son activité : cohérence du répertoire, préparation d’un nouvel album, options de commercialisation, nouvelle bio plus « déclencheuse », marketing viral. Il la conseille pour les contrats, les aspects stratégiques, son image, son positionnement et son business. Lequel a sensiblement progressé depuis qu’il est à ses côtés. Il gère sa fan base. Il est force de propositions, a toujours des idées et des réflexions pertinentes. Mais Lilya garde le contrôle et peut, à tout moment (avec un délai minimum, le temps de régler les actions en cours), décider d’arrêter sa collaboration et de changer de coordinateur. Elle n’en est pas là puisque pleinement satisfaite d’Alan. Ce n’est pas toujours le cas. Autour d’elle, d’autres artistes ont connu des expériences moins concluantes. La plupart des coordinateurs, heureusement, sont connus, identifiés dans la filière musicale et sont soucieux de leur réputation, donc de leur efficacité.
Le taxi de Lilya arrive enfin. Elle s’y engouffre sans tarder et presse le chauffeur de l’amener au plus vite au Little Odessa, le nouveau club prisé de la rue Odessa (500 places), véritable rampe de lancement pour de nombreux artistes. Elle profite du trajet pour se recoiffer, en chantonnant les deux nouveaux titres qu’elle vient d’écrire et qu’elle jouera pour la première fois ce soir au cours de son concert. Elle a dix mille raisons d’être nerveuse. C’est Alan qui a réussit à la faire programmer au Little Odessa, malgré une liste d’attente impressionnante, et elle ne veut pas le décevoir. Ni les professionnels qu’il a convaincu de se déplacer. Un partenariat important est en jeu ce soir. Il faut qu’elle soit au top de sa forme. D’autant qu’assurer les concerts est plus éprouvant qu’autrefois. Les spectateurs en veulent toujours plus et s’attendent, là aussi, à une expérience musicale totale et unique. C’est d’ailleurs ce qui les incite à fréquenter les salles. Car une nouvelle concurrence est apparue. Celle des gigantesques écrans plats numériques haute définition qui équipent de plus en plus de foyers, faisant tout un mur, avec une qualité de son et d’image optimale, et qui permettent de plonger dans un univers live sans quitter son domicile, en famille ou avec ses amis, avec des angles de vue inégalés. De plus en plus de passionnés de musique s’endettent pour l’achat de ces équipements coûteux et délaissent les sorties. Le prix élevé de la consommation de ces concerts (proposés en VOD) est sensé compenser le manque à gagner sur les billetteries. Moins de concerts mais plus de business généré. Les artistes sont évidemment très critiques sur cette pratique…
- III -
Revenons quatorze ans en arrière. Après un accouchement difficile, la loi Hadopi n’a pas eu les effets escomptés. La multiplication d’envois de faux mails d’avertissement, de tentatives de « phising » et autres arnaques, ont jeté la plus grande confusion dans le dispositif de réponse graduée. Les sites de l’Hadopi ont fait l’objet de nombreuses attaques, sans cesse plus redoutables, et sont fréquemment fermés pour maintenance. L’usurpation d’adresses IP est devenue un sport national. Pris d’assaut, le standard téléphonique et la « hot line » de la Haute Autorité ont été débordés. Diverses failles techniques et juridiques sont apparues. Réclamations et contentieux ont engorgé le système. Mécontentement donc parmi les internautes. Un business visiblement juteux s’est organisé autour de la réponse graduée (information et formation, logiciels de sécurisation pour les particuliers comme pour les entreprises, cabinets d’avocat spécialisés, conseillers anti-Hadopi, solutions miracles pour télécharger sans crainte… La fameuse liste des fichiers audio et vidéo surveillés circule partout sur la toile, bien que le panel soit fréquemment revu et corrigé, notamment en raison de fuites… Les méthodes pour contourner le dispositif s’échangent même dans les cours d’école. Et les fournisseurs d’accès à Internet n’ont toujours pas obtenu remboursement des frais occasionnés par l’identification et ont saisi les tribunaux. Les rapports sont tendus. Quant aux changements attendus sur le comportement des internautes, le bilan est mitigé. Une fois passée la peur du gendarme, les mauvaises habitudes ont repris le dessus. Les inconditionnels du piratage sont plus actifs que jamais, déjouant tous les radars. Parmi les autres, beaucoup ont certes migré vers des offres légales mais - on pouvait s’y attendre ! - les moins chères. L’essentiel de la consommation s’est reporté sur le streaming, légal mais dont les revenus pour les ayants droit sont infinitésimaux. La nano-répartition est devenue un casse-tête.
Pour les autres mesures mises en place par le gouvernement, beaucoup ironisent sur leur pertinence. Comme la Carte Musique Jeunes lancée avec retard faute d’accord sur son financement, et dont l’impact économique s’est révélé très maigre. Le crédit d’impôt, bien que redynamisé à plusieurs reprises, a été moins sollicité que prévu, en raison de critères mal adaptés aux réalités des producteurs phonographiques. Lesquels ont de plus en plus de mal à se faire entendre. Peu à peu, ce sont toutes les composantes de la filière musicale qui ont exprimé leurs difficultés et leurs revendications. Chaque corporation tire son signal d’alarme et y va de son lobby. Le ministère de la Culture, sollicité de toute part, fait la sourde oreille, d’autant que les restrictions budgétaires imposées par le gouvernement ….
Tout cela manque cruellement de souffle, d’ambition et de perspectives. La situation se dégrade. Plus que jamais, la production s’en ressent. De nombreuses structures, les plus fragiles (et ce ne sont pas toujours celles que l’on croie) déposent le bilan ou sont sur le point de le faire. La situation s’est aussi tendue dans les rangs de la filière musicale. Le support physique poursuit son déclin inéluctable et les revenus du numérique, bien qu’en forte progression, sont loin de compenser le manque à gagner. D’autant que leur redistribution fait l’objet de vives critiques. Que ce soit à titre personnel ou via leurs organismes représentatifs, auteurs et compositeurs, artistes, musiciens et managers se sont mobilisés pour dénoncer l’opacité des revenus réels du numérique et appeler à un partage équitable. Jamais l’image des producteurs et éditeurs phonographiques (indépendants comme majors) n’a été autant écornée. Leur farouche opposition à une gestion collective de la musique en ligne, et surtout l’argumentation qu’ils mettent en avant, a de plus en plus de mal à passer. La médiation sur ce dossier s’est révélée un échec et à cristallisé de profondes divergences. Le fossé avec les internautes se creuse chaque jour davantage.
Au point qu’en 2013, sous la pression des autres composantes de la filière, mais aussi des consommateurs, des parlementaires, du gouvernement et même des FAI, sont organisées des assises des industries culturelles concernées (musique, cinéma, vidéo, livre). Les débats furent houleux mais strictement encadrés et déboucheront sur l’adoption d’un moratoire. Les producteurs et phonographiques ont réussi à échapper de justesse la gestion collective de la musique en ligne, en échange d’un deal : traçabilité totale de la consommation de musique contre traçabilité totale des revenus, du numérique comme du physique. Une transparence sans précédent et bilatérale est instituée. Du moins, sur le papier.
- IV -
Il faudra attendre encore deux ans pour concrétiser l’accord et le rendre opérationnel. Sur la lancée, les assises sont réitérées en 2015, cette fois pour remettre à plat le fonctionnement de la filière musicale. Sont décortiqués les différents métiers, statuts, rôles et fonctions (auteur, éditeur, artiste, manager et agent, producteur d’enregistrements, éditeur phonographique, distributeur, tourneur, producteur de spectacles), leurs droits, leurs obligations et leurs rémunérations. Et est négocié un nouveau partage du gâteau, réellement équilibré, en tenant compte des « prestations » respectives des acteurs concernés, de leur implication dans le développement des projets, de leur expertise, de leurs apports et de leur prise de risque. Une charte de bonne conduite est élaborée, que tous s’engagent à respecter et qui fait l’objet d’une communication publique. On connait désormais clairement les revenus en jeu et les clés de partage. Acte II.
Poursuivant cette logique de refonte, l’avancée majeure de ces assises sera la création du FIPIM (Fonds d’investissement pour la filière musicale), un dispositif d’intérêt général qui règle enfin l’épineuse question du financement de la création et de la production, par une approche nouvelle et mutualiste inspirée de divers systèmes (l’avance sur recettes du CNC, le rôle redistributeur du CNV, les droits de tirage, la répartition mutualisée du PMU, le fonds MusicAction au Canada, les Sofica, l’Ifcic, le Fidip, etc.). La commission qui, dès les assises de 2013 était en charge d’une réflexion sur la question, avait identifié les cinq sources possibles de financement : la filière musicale elle-même, les pouvoirs publics, les FAI et opérateurs télécoms, les entreprises et les particuliers.
Concernant la filière musicale, l’ensemble des programmes existants – maintenus mais qui s’avèrent insuffisants à eux seuls, sont intégrés au sein du FIPIM. Ils restent financés par les 25 % de la rémunération copie privée mais, par souci de simplification, les 25 % sont désormais versés directement au FIPIM par la Sorecop sur le montant annuel des perceptions au titre de la copie privée. L’action culturelle de chaque société civile s’exerce désormais à travers le FIPIM. Seul le CNV continue de gérer encore, de façon autonome, ses programmes d’aide. En ce qui concerne les FAI et les opérateurs télécoms (les seuls à s’enrichir du téléchargement illégal), plutôt que de leur imposer une taxe ou une « contribution compensatoire » telle que réclamée par la Sacem, l’idée retenue a été d’en faire des « coproducteurs » (à l’instar de Canal Plus pour le cinéma). Les intéressés, qui abondent le FIPIM proportionnellement à leur chiffre d’affaires, bénéficient de divers avantages (notamment fiscaux et sociaux), peuvent faire jouer leurs droits de tirage et prétendre à des retours sur investissement. Un système qui les responsabilise et leur permet de redorer leur image.
Pour les entreprises et investisseurs, des systèmes incitatifs sont mis en place à l’instar des Sofica pour l’audiovisuel (la mesure était réclamée par l’Upfi depuis plusieurs années mais était restée jusque là lettre morte). Enfin, un mécanisme similaire – plus simple d’accès – est mis en place pour les particuliers, avec une approche participative. Considérant ce que les Français consacrent chaque année aux placements financiers (150 milliards d’euros en 2012) mais aussi au jeu (Loto, PMU, casinos, jeux de grattage, jeux en ligne, soit une trentaine de milliards), drainer 1 % de cette manne vers les industries culturelles permettrait de récolter 1,8 million d’euros. Les produits destinés aux entreprises comme aux particuliers seront relayés par les banques. Le FIPIM ouvrira, quelques années plus tard, ses propres agences dans les grandes agglomérations mais une grande partie des investissements-souscriptions restera réalisée sur le site de l’organisme. Plusieurs produits financiers sont proposés, certains relevant du placement de bon père de famille, d’autres plus spéculatifs.
La gestion de ce fonds n’a pas donné lieu, comme on pouvait le craindre, à la création d’une usine à gaz mais a été confiée à un FCM au périmètre (très) étendu, assorti d’un conseil de surveillance compte tenu des sommes en jeu, en liaison avec ce qui s’appelait autrefois l’Ifcic et avec la Caisse des dépôts et consignation, en charge de la rémunération des produits financiers.
En aval, les sommes sont redistribuées selon plusieurs mécanismes : droits de tirage, avances sur recettes, subventions… L’ensemble des programmes préexistants ont gardé leur spécificité, mais ont été complétés. Ils couvrent l’ensemble des projets : répertoire, production et autoproduction de musique enregistrée, distribution (physique comme numérique), production de spectacles, aide aux tournées, aux premières parties, diffusion, vidéomusiques, audiovisuel, développement de carrière, formation, professionnalisation, accompagnement, produits dérivés, export, promotion, marketing, création d’entreprise, initiatives innovantes, événements, présence sur des marchés, création de sites, plateformes, événements, etc. Les aides sont attribuées selon des critères transparents, avec un système de points en fonction de la prise de risque et du potentiel, et sont accessibles à tous les projets, quelle que soit leur taille, leur économie ou leur origine.
La principale caractéristique du FIPIM réside dans son autorégulation. Les porteurs de projets, une fois ceux-ci concrétisés, doivent – une fois le point d’amortissement atteint - reverser une partie de leurs recettes au FIPIM selon des paliers et taux déterminés par les résultats rencontrés. Ce sont ainsi les succès des uns qui financent les difficultés des autres. Cette « péréquation » permet d’assurer le financement de projets plus risqués, portant sur de nouveaux talents en phase d’émergence ou des musiques réputés plus difficiles. Aucune discrimination positive ou négative, mais des critères très clairs : le projet (tout comme évidemment son budget prévisionnel et son dossier de demande) doit être sérieux et cohérent, apporter une valeur ajoutée, avoir du sens et s’inscrire dans une logique professionnelle ou professionnalisant (développement de carrière). Le FIPIM soutient évidemment par ailleurs de nombreux tremplins, événements, distinctions et dispositifs d’accompagnement.
Le fonds, doté de moyens importants, se renouvelle et se développe ainsi lui-même. En fait, il repose sur une mutualisation des moyens et sur une péréquation telle qu’elle a toujours existé dans l’économie des maisons de disque (la fameuse règle des 80/20), appliquée ici aux dispositifs de financement. Certains programmes resteront déficitaires, d’autres rémunérateurs, les uns compensant les autres. Un cercle globalement vertueux donc et dont la mise en place – accompagnée d’une communication à la hauteur des ambitions – a contribué à redorer sérieusement l’image de l’industrie musicale, mise à mal depuis des années. « Rendre le secteur à nouveau sexy ! », préconisaient certains observateurs au début des années 2000. On les a enfin écoutés….
- V -
Acte III. Un rapport d’étape est réalisé deux ans plus tard. Présenté lors des 3èmes assises en 2017, le premier bilan du FIPIM dépasse toutes les attentes et le mécanisme devient pleinement opérationnel. En quelques années, c’est une redistribution totale des cartes qui s’est effectuée, avec l’instauration d’un nouveau modus vivendi, un rééquilibrage des forces, un nouveau partage des revenus et des pouvoirs, recentrés à partir de la matière première (la création et les artistes), tout en valorisant l’apport essentiel des métiers et acteurs qui contribuent à leur développement et à leur succès, mais de manière claire et encadrée. Les droits ont aussi été revus. Le partage des droits voisins a été rééquilibré entre les producteurs, les artistes principaux et les musiciens. De même pour le droit d’auteur. Des curseurs secondaires ont été appliqués à la part revenant aux éditeurs (graphiques), en tenant compte du travail réellement effectué sur l’exploitation des œuvres et la valorisation des catalogues, tout cela pour encourager le dynamisme par rapport à la gestion passive dont se contentent certains. Toute la filière musicale est gagnante. Sous la pression, la durée des droits – d’auteurs comme voisins - a également été repensée. A défaut d’être raccourcie comme le réclamaient les usagers, soutenus par les parlementaires qui souhaitent ainsi lever des freins au développement des acteurs utilisateurs de droits, des paliers ont été mis en place qui diminuent le montant des droits à l’échéance de 15 ans et de 30 ans.
Mais toutes ces avancées nécessitent un encadrement rigoureux et la création d’une instance régulatrice d’intérêt général, au-delà de toute considération partisane ou corporative. Un groupe de travail s’y attela. Les assises de 2017 s’achevèrent sur l’acte fondateur de ce qui devint quelques mois plus tard la Guilde (terme désignant depuis le XIe siècle une assemblée de personnes pratiquant une activité commune, et dotée de règles et de privilèges précis), un supra-organisme représentant l’ensemble de la filière musicale dans toutes ses composantes : auteurs et compositeurs, artistes-interprètes principaux et musiciens, éditeurs, producteurs phonographiques, managers et agents, coordinateurs, entrepreneurs de spectacles, distributeurs physiques et numériques, diffuseurs, mais aussi organismes de formation, dispositifs d’accompagnement, sites et plateformes, agences de communication, prestataires, sociétés de services et de technologie… Y sont associés des observateurs, les autorités de tutelle (pouvoirs publics), des associations de consommateurs, etc. Tous les organismes de la filière, syndicats, sociétés de gestion de droits, associations, fédérations sont désormais intégrés à la Guilde mais pas de monopole puisque toutes les obédiences y sont présentes et peuvent s’y faire entendre.
Le tout organisé en collèges et commissions siégeant régulièrement, assurant une veille permanente sur la filière, son économie, son évolution, ses pratiques, ses problématiques, un rôle de médiation et de régulateur, mais aussi d’anticipation : la Commission des Droits, la Commission des Pratiques (relations contractuelles, usages, déontologie, transparence et partage des revenus), la Commission des Financements (qui gère le FIPIM et supervise l’ensemble des programmes spécifiques) et la Commission Veille et prospective. Tous les trois ans, la Guilde se réunit en « convent » (du latin « conventus », terme utilisé à l’origine au sens de congrès, notamment dans les milieux religieux et maçonniques) pour faire le point, livrer ses réflexions et analyser les nouvelles tendances.
Le premier chantier auquel s’attela l’organisme, une fois le FIPIM lancé, fut aussi la création de la « Matrice ». Soit le catalogue universel, une gigantesque base de données où sont codées et stockées toutes les œuvres musicales et audiovisuelles, qui délivre les licences et les autorisations d’exploitations aux plateformes, sites et services légaux et constitue la garantie de diversité et de pérennité de l’offre légale car plusieurs sites ont, ces dernières années, déposé le bilan, laissant sur leurs frustrations des dizaines de milliers d’internautes dont les discothèques virtuelles se sont évaporées en quelques secondes. Aujourd’hui, en 2025, les accès à la matrice sont tellement facilités et les offres tellement diversifiées et attractives que le téléchargement illicite n’existe quasiment plus, hormis du fait d’une minorité d’ « ultra », inconditionnels et rebelles, qui pratique une sorte de guérilla contre le système. Leurs revendications sont des plus floues puisque tout semble aller pour le mieux pour la musique, ses consommateurs et ses acteurs.
Une mystérieuse « faction pour les libertés culturelles » fait de temps en temps parler d’elle à travers quelques coups d’éclats, des « attentats culturels » (attaques de sites, tentative de blocage des accès à la matrice, campagnes de fausses informations…). Certains, jugeant la situation trop stable pour être honnête, cherchent les failles. Des associations dénoncent l’omnipuissance de la Guilde, y voyant un nouveau Big Brother au pouvoir sans limite. Inquiétudes légitimes ou combats d’arrière-garde ? Certes, tous les problèmes n’ont pas été résolus et de nouvelles problématiques apparaissent. Mais la Guilde veille, et tente d’anticiper et de désamorcer tout nouveau nuage à l’horizon.
Sa commission Veille et Prospective vient d’ailleurs d’annoncer la tenue d’un colloque début 2026 sur le thème : « Muzik 2050 : des scénarios pour notre futur ». Une idée intéressante… Kevin, Lilya et Alan, chacun de leur côté, ont déjà confirmé leur présence.
Pour poursuivre la réflexion, GL Connection – se voulant agitateur d’idées - reviendra plus en détail, dans les semaines qui viennent, sur les différentes pistes proposées dans ce scénario, en ce qui concerne le développement de l’offre légale, l’évolution des métiers, la revalorisation des rôles et fonctions dans le développement des projets, le partage des revenus, la notion d’intérêt général et le financement de la filière musicale. A suivre donc.