Le projet de loi Création et Internet mal parti
Mal parti ! C’est le moins qu’on puisse dire à propos du projet de loi « Création et Internet ». Alors que la filière musicale s’impatiente de sa concrétisation, il se voit torpillé de toutes parts, à quelques semaines de sa présentation au Parlement prévue le 18 novembre. Retour sur le feuilleton à multiples rebondissements de cette rentrée.
Déjà cet été, plusieurs signataires des accords Olivennes – desquels décline le projet de loi – avouaient quelques remords, leur déception sur l’évolution du texte focalisé sur les aspects répressifs alors que la question du développement de l’offre légale, qui devait aller de pair, n’y est pas développée. Certains racontant qu’ils avaient signé une feuille blanche… On rappellera aussi que le Parlement européen avait adopté en avril dernier un texte non-contraignant dans lequel il appelait à éviter l’adoption de mesures telles que l’interruption de l’accès à Internet pour les pirates. Depuis, le calendrier a été sans cesse reporté, dans le flou le plus total.
Coup de théâtre à Bruxelles
Un nouveau coup de théâtre a déclenché de vives réactions lorsque les eurodéputés, réunis en session plénière le 24 septembre pour statuer sur la directive « paquet télécom » en cours de révision, ont voté par une écrasante majorité (573 pour, 74 contre) un amendement qui risque de faire capoter le projet de loi. Présenté par Catherine Trautmann (PS) sur une initiative des députés Guy Bono et Daniel Cohn-Bendit, cet amendement impose le « principe selon lequel aucune restriction aux droits et libertés fondamentales des utilisateurs finaux ne doit être prise sans décision préalable de l’autorité judiciaire, en application notamment de l’article 11 de la charte sur les droits fondamentaux, sauf en cas de menace à la sécurité publique où la décision judiciaire peut intervenir postérieurement ». Retournement de situation donc (pour ne pas dire véritable camouflet) pour les partisans de la riposte graduée qui, souhaitant en imposer le principe à tous les pays de l’Union, avaient pris le risque de porter le débat à l’échelle européenne. L’intrusion dans la lecture du « paquet Télécom » de la question des contenus, de la défense de la création et d’un système d’avertissements pour les internautes pirates, a visiblement irrité les opposants au projet français.
Si le texte du « paquet télécom » ne sera sans doute adopté définitivement qu’au cours du premier trimestre 2009 (il doit encore être soumis au Conseil des ministres de l’Union et présenté en seconde lecture devant le Parlement européen), il pourrait compromettre l’examen du projet de loi Création et Internet par le Sénat en novembre, du moins en chambouler le calendrier et la perception. Guy Bono s’en déclare d’ailleurs convaincu : « Cet amendement garantit que le projet de loi français sur la riposte graduée qui évacue l’autorité judiciaire au profit d’une autorité administrative ne pourra pas voir le jour en Europe. Il confirme ainsi clairement la résolution du Parlement européen du 10 avril dernier, qui avait déjà souligné que la coupure de l’accès à Internet est disproportionnée ».
Les partisans derrière Albanel
Les uns y voient l’acte de décès de la riposte graduée en Europe, les autres relativisent. Si certains conseillers ministériels ne cachent pas leur pessimisme, Christine Albanel s’est empressée de minimiser la portée de l’amendement, affirmant qu’il « ne s’oppose pas à l’approche préventive et graduée contre le piratage du projet de loi Création et Internet ». La ministre de la Culture considère que « l’approche défendue par Guy Bono aboutit en définitive à livrer l’internaute au juge pénal, dès le premier téléchargement illégal et sans aucune possibilité de lui adresser des avertissements » et que ses déclarations « dissimulent un combat d’arrière-garde, livré au détriment des artistes et des industries culturelles qui représentent près de 500 000 emplois dans notre pays ». Pour ajouter au cafouillage, Luc Chatel – porte-parole du gouvernement et président en exercice du Conseil des ministres européens chargés des communications électroniques – se félicitait, le jour même, du vote des eurodéputés…
Les ayants droit se rallient évidemment à la position de la rue de Valois. Les producteurs phonographiques « soutiennent pleinement l’analyse et les orientations de la ministre de la Culture et de la Communication à propos de cet amendement ». Le Snep souligne au passage que le texte voté à Bruxelles n’a aucun caractère définitif et que ce sont la Commission européenne puis le Conseil qui auront le dernier mot. « Dans ces conditions, le projet de loi Création et Internet conserve toute sa pertinence » conclut le syndicat. Avis partagé par les producteurs indépendants de films et de musique. Pour l’APC (Association des producteurs de cinéma) et l’Upfi, « la possibilité de « voler » les contenus protégés par la propriété intellectuelle ne peut en aucun cas être considéré comme un droit ou une liberté fondamentale, que ce soit sur Internet ou ailleurs ». Elles rappellent que le téléchargement illégal « frappe de plein fouet la production indépendante et la diversité de la création » et estiment que ceux qui tentent d’instrumentaliser le vote du Parlement « sont inconscients des enjeux culturels et économiques du maintien d’un tissu d’entreprises de production indépendantes pour le cinéma et la musique ».
La Sacem souligne que « l’enjeu est décisif tant pour la création que pour la rémunération des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique. Il l’est aussi pour toute la filière musicale, dans un contexte particulièrement difficile et menaçant pour l’avenir de la culture dans notre pays ». De leur côté, l’ARP et la SACD voient dans l’amendement européen « un recul pour le développement des mécanismes extrajudiciaires des litiges » encouragés par la directive sur le commerce électronique. « Cet amendement n’est en rien contraire aux dispositions du projet de loi Création et Internet : un abonnement à Internet (à ne pas confondre avec l’accès à Internet) ne faisant bien évidemment pas partie des libertés et droits fondamentaux » déclare pour sa part Marc Guez, directeur général de la SCPP. Dans le déluge de réactions, Vincent Frèrebeau, président de l’Upfi, ne mâche pas ses mots : « Le comportement de Guy Bono, qui se gargarise dans la presse d’avoir pris des dispositions qui sont à l’évidence extrêmement nuisibles à la communauté des artistes et à la création, me donne des nausées ».
L’UMP veut faire passer le texte en urgence
S’insurgeant contre le vote des eurodéputés, « l’UMP dénonce cette démarche suicidaire pour l’exception culturelle française et demande au gouvernement d’inscrire en urgence le texte Internet et Création à l’ordre du jour du Parlement », quitte – si ce n’était pas effectif dans les prochaines semaines – à mettre à profit la réforme des institutions pour aboutir à son inscription, déclare son porte-parole Frédéric Lefebvre. Il ferait ainsi l’objet d’une seule lecture au lieu de deux (Assemblée nationale et Sénat). Le parti de la majorité dénonce au passage « l’acharnement de la part du parti socialiste français contre les auteurs, compositeurs et plus généralement créateurs français ». Pascal Nègre soutient la démarche : « Si jamais au cours de ces dernières années un projet de loi a nécessité l’urgence, c’est bien celui-ci » commente le président de la SCPP et d’Universal Music, en rappelant que la chute des ventes de disques se précipite (moins 19% depuis le début de l’année, moins 50% en cinq ans) « à cause de pratiques dont tout le monde sait qu’elles sont illégales, dont personne n’ignore qu’elles conduisent à un affaiblissement dramatique de la création ».
Guy Bono contre-attaque : « Avec la mise en place de l’autorité Hadopi, le gouvernement nous propose un EDVIGE de l’Internet ». Pour Marielle de Sarnez, vice-présidente du MoDem et également député européen, cosignataire de l’amendement, « le projet de loi tel que rédigé pour le moment n’est pas réaliste et comprend des mesures disproportionnées pour les internautes ». Elle estime « très probable que le gouvernement devra revoir sa copie, faute de quoi nous nous opposerons à ce texte ».
Bref, le dossier- devenu éminemment sensible et politique - traverse une zone de turbulences dont on se demande s’il sortira indemne. Les tons et les positions se durcissent. Encore du lobbying acharné en perspective pour la filière musicale, avec en mémoire le souvenir des débats houleux et des déconvenues autour de la loi Dadvsi il y a deux ans. Quant à précipiter le processus en faisant passer le projet de loi en force, ce serait prendre le risque qu’il soit ensuite désavoué par la Cour de justice européenne, pour sa non conformité au droit communautaire.