Que les géants du web contribuent au financement de la culture…
C‘est ce que réclame la Fédération Française des Télécoms (FFT). Les opérateurs hexagonaux avaient déjà bataillé pour que Google, Facebook et consorts mettent la main au portefeuille pour participer aux investissements de leurs infrastructures et utiliser leurs réseaux. En vain. Ils reviennent aujourd’hui à la charge à travers la publication d’une étude portant sur le financement de la culture auquel ils disent contribuer « fortement » et la nécessité d’une contribution équitable des différents acteurs. Revendications légitimes ou lobbying déguisé ?
Las des ponctions diverses et variées qu’ils subissent, les opérateurs télécoms français ont, dans la foulée du rapport Lescure, commandé au cabinet Roland Berger la réalisation d’une étude sur les taxes et subventions destinées au financement de la culture en 2011. Intitulée « Les opérateurs télécoms partenaires de la culture », cette étude entend démontrer qu’ils « contribuent fortement à la culture », contrairement aux acteurs dit « over-the-top » (OTT) – tels Google, Amazon, Facebook, Apple et autres – dont la contribution est « proche de zéro en France » (dixit Pierre Louette, directeur adjoint d’Orange et président de la FFT) pour le financement de l’exception culturelle et le préfinancement des programmes qu’ils utilisent et diffusent, tandis que leurs revenus mondiaux affichent 35 % de croissance annuelle entre 2006 et 2011.
Les opérateurs télécoms, partenaires de la culture…
Les opérateurs français font valoir qu’ils constituent des « acteurs essentiels de la croissance des usages culturels numériques » (Internet haut débit et mobile) : parce qu’ils financent les infrastructures d’accès (à hauteur de 92% d’un total de 7,6 milliards d’euros), parce qu’ils sont un « moteur majeur du développement de la distribution », parce qu’ils développent de nouveaux usages et créent de nouvelles sources de valeur pour les éditeurs (notamment avec la TV de rattrapage) et parce qu’ils maximisent l’exposition des contenus et leur exploitation (VoD, Multi-écrans, Social TV). Pour la FFT, « ils sont les premiers contributeurs financiers à l’exception culturelle française, hors autofinancement ». Leur contribution est « conséquente », « méconnue » (27% du 1,7 milliard d’euros de taxes diverses, hors redevance et autofinancement : pour l’audiovisuel public, sur les abonnements télécoms, taxe VoD, copie privée, etc.) et en forte augmentation (+ 67% entre 2007 et 2011).
La situation des OTT n’est pas équitable...
Pour autant, « l’explosion des nouveaux usages culturels ne profite pas équitablement à tous les acteurs de la filière » constate la FFT. Elle souligne que les opérateurs français « contribuent à la consommation numérique grâce à des prix très abordables » – 32€/mois en 2012 pour l’offre fixe triple-play, soit moins qu’en Allemagne (40€), Italie (43€), Espagne (48€), Royaume-Uni (56€) et Etats-Unis (77€) – et qu’ils ne tirent pas profit de l’augmentation de la consommation de bande passante liée à l’essor du numérique (qui accroit leur charge réseau), « alors que les OTT profitent de leurs positions concurrentielles pour s’étendre sur la chaîne de valeur et capter les revenus». L’étude relève que « l’oligopole des géants mondiaux des services dicte sa loi à une multitude de petits opérateurs », qu’ils payent « moins de 5% des impôts qu’ils s’acquitteraient s’ils étaient localisés et taxés en France », échappent au contrôle des régulateurs français (Arcep, CSA…) et bénéficient à tous les niveaux d’une asymétrie réglementaire par rapport aux acteurs nationaux. Selon la FFT, Google Apple, Facebook, Amazon et Microsoft payent 38 M€ d’impôts en France pour 584 M€ de CA déclaré, alors que leur CA réalisé dans l’Hexagone est estimé à 8,1 milliards d’euros et devrait donner lieu au versement de 829 M€ d’impôts sans optimisation fiscale. L’étude estime à 60 millions d’euros ce que rapporterait au financement de la culture la taxation des OTT au même niveau que les opérateurs nationaux.
Ce que demande la FFT…
Tous les acteurs doivent contribuer équitablement, considère la FFT qui souhaite qu’une solution soit trouvée au niveau national et européen « pour corriger les déséquilibres mettant en danger l’avenir du financement de la culture ». La fédération réclame diverses actions résumées en 4 axes. D’une part, renforcer la filière culturelle numérique française en européenne, en favorisant le développement des acteurs nationaux de la distribution (en particulier les offres payantes) et en veillant à ce que l’application des règles de la concurrence ne favorise pas que les acteurs américains. D’autre part, promouvoir un cadre réglementaire et fiscal équitable, proportionnel et non discriminatoire : la question du statut et de la territorialité des OTT face à leurs stratégies d’optimisation, et les soumettre à la même réglementation et fiscalité que les acteurs nationaux dès lors qu’ils visent un même public.
Les opérateurs veulent aussi que leur soit reconnu « leur apport au développement de l’offre culturelle, leur rôle vertueux » et qu’en conséquence, soit mis fin à l’empilement et la dérive des taxes sectorielles « pour favoriser la création de valeur au travers de l’innovation et du développement des usages », et que soient revus en profondeur les modes de calcul de leurs contributions. Ils s’opposent évidemment à la création de nouvelles contraintes fiscales, réglementaires ou législatives. « Renforcer la gouvernance et la vision stratégique de la culture dans le monde numérique » est aussi une demande de la FFT qui, allant plus loin, souhaite que soient associés, « au travers d’une représentation équilibrée, l’ensemble des acteurs vertueux à la prise de décision dans l’élaboration des règles du marché de la culture ». Elle préconise de « créer, en y associant tous les acteurs de la chaîne de valeur, un comité de prospective en charge d’anticiper l’évolution du marché de la culture numérique et d’alimenter la réflexion des pouvoirs publics ».
Ce qu’on peut en penser…
Si l’asymétrie fiscale dont bénéficient les géants du web est dénoncée par la filière musicale et que beaucoup jugent anormale l’absence totale de contribution de ces derniers au financement des contenus qu’ils utilisent, on ne manquera pas de s’interroger sur la publication aujourd’hui de cette étude, qui s’apparente à une opération de lobbying, au moment où se concocte dans les arrière-cuisines ministérielles la mise en place de mesures préconisées par le rapport Lescure, notamment la création d’une taxe sur les appareils connectés.
Avec l’essor du numérique, les opérateurs télécoms sont devenus – disent-ils – des « acteurs à part entière des différents marchés de la culture ». Une revendication qui pourra sembler bien tardive, après qu’ils aient largement utilisé, pendant des années, les contenus culturels comme produit d’appel pour le développement de leur chiffre d’affaire, de leur part de marché ou de leur parc d’abonnés. Sans parler des questions de responsabilité dans l’accès aux contenus illicites, maintes fois soulevées, en vain (qui sont les acteurs qui se sont enrichis – même indirectement – du téléchargement illégal et du peer-to-peer ?...). Les télécoms soulignent, dans leur étude, leur rôle dans le développement du haut débit. Certes, mais on sait aussi combien le développement du haut débit a entraîné celui des usages illicites. Pas simple.
S’affirmer comme « partenaires » de la culture et de son financement, voilà une revendication ô combien louable qu’auraient aimé entendre plus tôt les industries culturelles, bien mal en point depuis l’arrivée des usages numériques. Les mauvaises langues ne manqueront pas de se poser la question : peut-on s’affirmer réellement « partenaires » lorsque la contribution est contrainte et forcée ?
Tout cela renvoie à la question, récurrente depuis des décennies, du rapport de force entre les fournisseurs de contenus et les tuyaux (les deux étant immanquablement condamnés à vivre ensemble) et à celle, qui en découle, du « transfert de valeur », largement évoquée depuis plusieurs mois par les industries culturelles (c’était le grand sujet des conférences de presse des organismes de la filière musicale française au dernier Midem). Après que les acteurs de la création et de la production de contenus culturels aient dénoncé le transfert de valeur au profit des opérateurs qui utilisent ces contenus, ce sont aujourd’hui les opérateurs eux-mêmes qui y sont confrontés. Entre eux. L’arroseur arrosé ?
La FFT indique dans son étude qu’au niveau mondial, « le secteur du numérique connaît une forte croissance des revenus sur l’ensemble des segments » (opérateurs réseau, équipementiers…), chiffres à l’appui concernant la période 2006-2011 : + 49 %. On rappellera que, dans le même temps, le marché de la musique enregistrée a chuté de 26 % à l’échelon mondial et de 30 % en France…
Le message des opérateurs est clair : ils ne veulent plus être pris pour des vaches à lait et, revendiquant leur apport à la culture, souhaitent que l’Etat ponctionne les géants du web. Plus surprenant, ils veulent aujourd’hui être associés à la « prise de décision dans l’élaboration des règles du marché de la culture »… Un changement notable d’attitude. Faut-il s’en féliciter ou se demander si le financement de la culture n’est pas en train de devenir, lui aussi, un produit d’appel ?