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GL CONNECTION

Domaine public vs. domaine protégé

4 Mai 2008 , Rédigé par Gildas Lefeuvre

Le patrimoine sonore, la mémoire collective en danger

 

Notre Ministre de la Culture a récemment fait de l’allongement de la durée de protection des enregistrements phonographiques une de ses priorités, suscitant une proposition de la Commission européenne en ce sens. A la grande satisfaction des organismes d’interprètes et de producteurs, mais au grand dam des éditeurs du domaine public qui voient leur travail de mise à disposition du patrimoine sonore menacé. Pour Patrick Frémeaux, de Frémeaux & Associés, l’un des principaux indépendants en ce domaine, c’est la disponibilité de la mémoire collective qui est en jeu. Il demande que le problème soit posé avec expertise et réflexion, estimant que l’élargissement du domaine protégé aurait des conséquences négatives sur la diversité culturelle, alors que l’enjeu économique est relativement faible. A défaut, Patrick Frémeaux préconise une autorisation cadre, une gestion collective des droits patrimoniaux qui permettrait l’exploitation des catalogues concernés. Interview.

 

GL : Comment vous situez-vous sur le « marché » du domaine public ?

PF : Frémeaux & Associés doit faire partie des tout premiers éditeurs du domaine public musical en France. Le premier étant certainement Universal avec ses collections Saga Jazz – aux côtés de la collection Dreyfus Jazz chez Sony BMG et l’éditeur Nocturne avec ses BD jazz et blues. Il y a ensuite des éditeurs très spécialisés comme Gilles Pétard, EPM, Cristal Records, Dante ou Marianne Mélodie. Je dois être dans les trois premiers indépendants sur le secteur, mais le domaine public ne compte que pour un quart de notre chiffre d’affaires, le reste vient du domaine protégé. Nos productions (Golden Gate Quartet, Claude Bolling, Marcel Zanini, …), nos disques parlés francophones, notre ligne jeunesse et nos catalogues de sons de la nature font chacun plus de chiffre que notre catalogue musical du domaine public. Nous sommes en fait spécialisés dans ce que les autres ne font pas. Les musiques du monde, l’histoire des musiques urbaines au début du XXe siècle, les enregistrements parlés, l’histoire de la radio, les discours d’hommes politiques (De Gaulle, Mitterrand,…)…

 

Quel est l’enjeu économique du domaine public ?

Il est difficile de savoir aujourd’hui ce qu’il représente précisément. Ses premiers exploitants restent quand même les majors, avec des moyens de promotion que nous n’avons pas, là où l’indépendant se positionne davantage sur un marché spécialisé et « scientifique ». Sachant que nous réalisons autour de 500 000 euros de chiffre d’affaires par an sur le domaine public, cela m’étonnerait que le marché global dépasse dix fois ce chiffre, soit cinq millions d’euros. L’enjeu économique est donc loin d’être important.

 

Vous n’incluez pas dans ce chiffre le manque à gagner que représente pour les producteurs le passage de leurs enregistrements dans le domaine public ?

Non. Ces cinq millions d’euros représenteraient le chiffre d’affaires du domaine public. Mais serait-il supérieur si ces enregistrements étaient dans le domaine protégé ? Je n’en suis pas sûr, car la majorité des disques dans le domaine public sont vendus plus cher que la moyenne de ceux du domaine protégé. Les prix vont de 9,99 à 19,99 € pour un CD simple, là où toutes les collections des années 70 (appartenant au domaine protégé) sont proposées à 6,99, 7,99 et 8,99 € par les majors. A une exception : les produits d’appel proposés par des chaînes d’hypermarchés, avec des coûts réduits au maximum (entre autres parfois le paiement des droits à la MCPS) pour aboutir à des disques à 1 euro. Ce qui constitue un véritable préjudice, d’une part pour les majors qui peuvent éventuellement exploiter ces titres, et d’autre part pour les éditeurs musicaux en termes de droits d’auteur.

 

Quelle est la réalité des ventes sur les enregistrements du domaine public ?

Quelques chiffres en vrac… Sur l’intégrale Charles Trenet que j’exploite, je ne crois pas avoir passé la barre des mille exemplaires sur les trois derniers volumes (nous en sommes au septième). Et il s’agit là d’un artiste très important. C’est une édition « scientifique ». Tout dépend aussi, sur ces années là, des versions et des titres qui existent. De même, les 22 discours historiques de Léon Blum n’ont intéressé que 600 personnes en 4 ans. Nous avons aussi des réussites, mais presque exclusivement dans le domaine protégé. Sur l’ensemble de la collection « La contre-histoire de la philosophie » de Michel Onfray, nous en sommes à 470 000 CDs. Le record dans le domaine public chez nous est Django Reinhardt dans la collection Quintessence, qui a dépassé les 10 000 exemplaires.

C’est grâce à cela que je peux parallèlement lancer d’autres projets. Une intégrale Yves Montand ou Mahalia Jackson coûte plus d’argent qu’elle n’en rapporte. Brassens a gagné l’intemporalité, mais les 15 premières années de Montand, c’est une autre histoire. Je n’ai pas passé la barre des 1 000 exemplaires. Pour Charles Aznavour, dont nous allons sortir les premiers succès, si j’arrive à atteindre rapidement les 1 500 ventes, ce sera pour moi un succès. Le budget d’investissement sur cette anthologie (restauration, droits des collectionneurs, livret scientifique, fabrication…) va de 11 000 à 14 000 euros pour un double CD, avec des retours sur exploitation espérés de 1 000 à 2 500 exemplaires sur 5 ans. On parle donc de chiffres d’affaires très faibles…

 

Comment, dans ce contexte, les majors peuvent-elles se positionner sur ce marché ?

Sur certains grands noms d’artistes, elles peuvent atteindre des ventes importantes, en engageant des moyens de promotion énormes, notamment en publicité télé (Edith Piaf,…). Mais il n’y a pas toujours la clientèle. Dans l’économie d’échelle d’une major, faire tout ce travail n’est pas rentable.

Pour vous donner une idée, tout est refabriqué chez nous par 300 exemplaires, chaque référence peut mettre x années à se vendre. Nous avons deux plates-formes de stock dont j’ai acquis le foncier il y a 15 ans pour ne pas avoir de problème car je sur-stocke par rapport aux normes. C’est vraiment un type d’économie qui relève de la passion. Ce sont des lignes (références) à 130 euros de chiffre d’affaires annuel. On essaie de garder des critères de rentabilité avec au moins 20-25 exemplaires par an, soit en moyenne 2 ventes par mois. Là où une major ou la plupart des indépendants auraient arrêté le référencement, une société comme la nôtre continue de les maintenir au catalogue.

Nous publions un catalogue annuel à 100 000 exemplaires papier, disposons d’un site internet où tous nos livrets sont mis en ligne. Nous faisons de la vente à l’unité dans le monde entier. C’est de l’épicerie fine. Si l’on vend dans l’année 30 000 disques du domaine public, il y aura eu pratiquement 25 000 actes de commerce pour ces 30 000 ventes. Là où dans une major, il ne faudrait pas plus de 5000 actes de commerce.

 

Le domaine public recouvre donc plusieurs réalités…

Il permet en fait à toute initiative privée ou publique de pouvoir sauver du patrimoine et le mettre à disposition du public. Tout le monde peut le faire, y compris les majors, à condition d’être en phase avec son économie d’échelle. En termes d’investissements, le domaine public aujourd’hui peut être exploité à tous les niveaux, d’Universal avec des moyens très importants et beaucoup de publicité, à des labels comme ILD (1 seul salarié) qui va éditer de la musique de genre (la musique pittoresque) avec les familles d’ayant droits. C’est là une toute petite économie que ne pourra jamais occuper une major. Vous avez le fils Ferré qui peut exploiter l’œuvre de son père ; les enfants Canetti qui reprennent l’œuvre de production paternelle et peuvent l’exploiter parce qu’une partie est rentrée dans le domaine public ; Henri Salvador ou Claude Bolling qui nous ont confié leurs œuvres du DP afin que nous puissions les exploiter pour leur compte… C’est pour cela que je ne suis pas contre le fait qu’il y ait un droit patrimonial pour des interprètes même s’ils sont dans le domaine public. Je reverse d’ailleurs des royalties à certains ayants droit qui participent à l’édition.

 

Quel est le profil de la clientèle pour ce type de catalogues ?

Des personnes âgées qui achètent par nostalgie, des enfants qui achètent pour leurs parents, des jeunes qui achètent pour découvrir… Evidemment, la chanson française est un peu plus achetée par nostalgie passéiste, le jazz et la musique du monde par des jeunes, par souci de comprendre l’héritage. C’est une population plutôt universitaire, instruite.

 

Que pensez-vous de la durée de protection actuelle aux Etats-Unis qui est de 95 ans ?

Elle pose un problème car la grande majorité du patrimoine américain n’est, de ce fait, pas disponible. Les distributeurs américains importent les produits des indépendants européens et canadiens du domaine public. Frémeaux et d’autres catalogues sont ainsi les premiers éditeurs de l’histoire de la

musique populaire américaine : le jazz, le blues mais aussi la country, l’irish music, la musique hawaïenne, le gospel, le folklore, etc. Ce sont de toutes petites ventes, entre 100 et 800 coffrets vendus sur dix ans, mais c’est important en termes de patrimoine, parce que ce patrimoine, justement, n’est pas mis à la disposition du public par les grands catalogues sur place. Rhino, Warner, etc. ne peuvent exploiter que les grands noms, comme Frank Sinatra. Ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est qu’aux Etats-Unis, l’histoire de la country music et de la musique folklorique n’est pas considérée comme réellement culturelle. Nous, on leur sauvegarde ce patrimoine en lui redonnant une valeur historiographique, et ils le réimportent ensuite.

 

Quelle est la situation sur les autres territoires ?

En Angleterre, le domaine public est beaucoup plus exploité que chez nous. En Allemagne, ils sont davantage spécialisés, par exemple sur le blues américain. En Italie, ils s’affairent plus à proposer des produits d’appel. En Espagne, vous avez un très gros catalogue (créé par Jordi Pujol) qui a pu rééditer les musiques sud-américaines, cubaines, espagnoles, etc. Tout le patrimoine espagnol a été remis à disposition du public (il doit y avoir 1000 à 2000 disques) grâce à la loi sur le domaine public. C’est pourquoi je me bats. Toute la chanson française, la musique folklorique, le patrimoine de l’accordéon, celui de la world music qui est née en France, de la biguine, de la musique tsigane, etc. ne pourront être réédités si cela passe dans le domaine protégé. On est dans une économie d’échelle beaucoup trop petite pour générer le temps administratif de licencier tous les titres. Allonger le domaine protégé, cela revient à réduire la musique du XXè siècle aux vingt grands noms de la chanson française. Alors que l’histoire, c’est aussi tout le jazz français, toute la musique du monde et aussi des centaines d’artistes qui ont créé une œuvre sans parvenir au niveau d’artistes qui ont gagné l’éternité (Edith Piaf, Georges Brassens, Carlos Gardel,…). Il y a une place Fréhel à Paris qui rend hommage à cette grande figure de la chanson réaliste mais il n’y a aucune anthologie de cette artiste chez les majors compagnies.

 

Quand vous décidez de publier tel ou tel enregistrement, qu’est-ce qui guide vos choix ?

Tout d’abord, l’idée de rééditer quelque chose qui n’existe pas sur le marché et qui, remis dans son contexte socio-historique ou musicologique prend tout son sens. Ce qui m’intéresse véritablement c’est, dans le puzzle de l’histoire, d’ajouter la pièce qui explique. J’ai un amour du patrimoine et de l’histoire, sans nostalgie passéiste, mais avec ce besoin pédagogique de donner les clés. En terme de transmission, nous avons « l’écrit », qui est sacralisé en France, « l’audiovisuel » qui paraît plus attractif parce que touchant plus de sens à la fois, mais nous avons aussi « le sonore » qui a un pouvoir d’émotion extraordinaire - autant dans l’enregistrement musical que dans l’enregistrement parlé - et qui fait partie de notre patrimoine historique. J’ai la passion de pouvoir remettre à la disposition du public des enregistrements qui n’existeraient pas par ailleurs.

 

Comment, justement, entretenir la mémoire ?

Le domaine public et le travail que nous faisons le permet. L’histoire disparaît à toute vitesse. Il s’agit de sauver numériquement des enregistrements qui pourront être plus tard disponibles pour les chercheurs, les historiens, le grand public… mais il y a une phase à ne pas rater. Car 50 ans c’est long. Il faut trouver les gens qui ont gardé les enregistrements 50 ans après. Et si les 78 tours se conservent assez bien, la bande magnétique ne se conserve pas avec la même facilité.

Autre problème, nous travaillons avec des gens très âgés, qui ont des phonogrammes encore en bon état, des 78 tours d’époque, etc. Nous avons eu des décès, comme celui de Didier Roussin, qui était la mémoire de l’accordéon. Si l’on passe à 95 ans, toutes ces mémoires seront définitivement perdues. Y compris pour les majors qui souvent, avec notre accord, réutilisent les enregistrements qu’on arrive à retrouver, à historiser (replacer dans le contexte, avec la pochette d’origine, la biographie historique, etc.), numériser et sauvegarder. Il faut pour cela des historiens, des musicologues, des gens souvent animés par le fait qu’ils ont entendu ça quand ils avaient 12 ou 14 ans.

De même, beaucoup d’artistes attendent le domaine public pour pouvoir rediffuser leur oeuvre (Maxim Saury dans le jazz ou Albert Lirvat dont nous allons ressortir l’anthologie mais qui sera décédé quelques années avant d’avoir pu constater ce travail rétrospectif). Certains enfants des ayants droit reprennent parfois le flambeau quand ils sont de la partie. C’est la cas de la fille d’Ernest Léardée qui nous a permis de faire une anthologie de l’œuvre de son père, du fils de Marie Dubas ou de celui de Pierre Louki, de l’ayant droit de Jules Romains, de la famille Pagnol ou des enfants de Pierre Mendès France, qui contribuent à la possibilité d’exploiter le domaine public de leurs ascendants. De même, ce sont parfois les propriétaires de label (Music Monde pour la Biguine, Paul Chambrillon ou l’INA pour les enregistrements parlés) qui nous confient leurs enregistrements lorsqu’ils tombent dans le domaine public nous permettant ainsi de les diffuser au public sans les contraintes juridiques.

 

L’argument de la disponibilité des catalogues est-il encore pertinent aujourd’hui, avec le téléchargement ?

On pourrait effectivement penser qu’aujourd’hui, avec le téléchargement, on pourrait tout remettre à la disposition du public, mais non. Parce que le plus gros du travail, c’est de retrouver les enregistrements, les ayants droit, de restaurer, éditorialiser, présenter. S’il suffisait de mettre des titres sur les serveurs, personne n’irait les chercher. Il y a un véritable travail d’édition. Sur nos intégrales, tous les deux CD, il y a un livret de 40 pages, qui explique l’évolution de l’œuvre, l’intérêt, les circonstances, le contexte…

 

Peut-on dire que c’est là que réside votre valeur ajoutée ?

Certainement. Nous vendons plutôt cher : autour de 20 € pour un CD simple, et 30,00 € un double. Si nous avons un public qui nous suit à ces prix là, c’est parce qu’on retrouve des 78 tours en bon état, qu’on les fait restaurer selon les techniques les plus coûteuses, qu’on les accompagne de livrets qui constituent de vrais appareils documentaires critiques et donnent, une bonne fois pour toutes, une dimension historique. Cela nous est arrivé de vendre 2 ou 3000 CDs aux Antilles parce qu’on avait réédité un artiste comme Stellio. Des grands-mères antillaises nous écrivent pour nous remercier de leur avoir redonné leur histoire. Nous, ce qui nous intéresse, c’est justement cette dimension historique. Le domaine public, c’est la possibilité que ce patrimoine – qu’un disque intéresse 300 ou 2000 personnes – puisse être disponible parce qu’il est libéré de la contrainte de la propriété.

 

Que pensez-vous des droits patrimoniaux ?

Quand la loi Lang est passée en 1985 et puis est devenue directive européenne, l’espérance de vie n’était pas la même qu’aujourd’hui. Elle a augmenté. Avec une durée de protection de 50 ans, comme c’est le cas actuellement, c’est vrai que pour un artiste qui a sorti son premier disque très jeune, à 18 ou 19 ans, il se voit aujourd’hui, à 68 ou 69 ans, privé d’un retour sur droits contrairement à l’auteur. Je comprends le sentiment de violation de la propriété que le domaine public représente pour des gens qui vivent jusqu’à 80 ans. On notera au passage que la propriété intellectuelle dans la recherche et le développement, l’informatique, le médicament… - soit dans des secteurs beaucoup plus essentiels et où les investissements financiers et humains sont gigantesques – a une durée de protection moindre que celle de la musique.

Le fond du problème, c’est de vouloir faire un « mix » entre, d’une part, un système qui fonctionne bien entre le domaine protégé et le domaine public et, d’autre part, le droit d’auteur. Et les syndicats d’interprètes et de producteurs oublient une donnée fondamentale : le droit d’auteur est géré en gestion collective. Les droits de l’interprète et du producteur relèvent du copyright. Il faut l’accord du détenteur des droits. Si on ne l’a pas, on ne peut pas exploiter. Il faut choisir. Si on veut allonger le domaine protégé, il faut passer au système de gestion collective. C’est la grande problématique qui n’est pas abordée dans le débat et dont la Ministre de la Culture ne semble pas avoir conscience.

 

Que change la gestion collective ?

Pour le droit d’auteur en Europe, toute personne qui a un accord avec la SDRM en France peut exploiter la totalité du répertoire sans demande d’autorisation préalable, et tout le monde paye le même prix. Le droit d’auteur est en fait dans le domaine public en ce qui relève du droit moral (le fait d’accepter ou non), mais pas pour les droits patrimoniaux (financiers), où un accord cadre fait que vous payez le même prix, avec le même minimum par rondelle (CD), que ce soit à la Suisa, à la Gema ou à la SDRM (SACEM). Il y a donc un droit patrimonial qui est arrêté. Pour les interprètes et les producteurs, le véritable problème, c’est qu’il faut une autorisation.

 

Concrètement, en quoi est-ce problématique ?

En ce qui nous concerne, nous exploitons beaucoup le domaine protégé aussi bien dans la musique que dans le patrimoine radiophonique. Lorsque nous demandons les autorisations à des producteurs ou à des majors, soit le projet les intéresse mais ils font alors traîner les choses et ne les concrétisent pas toujours ou même le font eux-mêmes mais souvent partiellement ; soit le projet ne les intéresse pas et ils ne nous licencient pas. Parce que négocier un contrat de trois à sept ans, pour 2 000 euros d’avance et peut-être 1 000 euros de royalties réparties ensuite sur 7 ou 8 factures, cela ne les intéresse pas et je les comprends.

Nous avons eu le cas avec « Les Parisiennes » de Claude Bolling. Tout le monde était d’accord chez Universal : le directeur artistique, le directeur de collection, le responsable juridique, Claude Bolling, Pascal Nègre lui-même. Mais il a fallu 4 à 5 ans pour que le contrat soit signé et qu’on puisse sortir ce coffret. Je ne jette pas la pierre à Universal car je comprends bien qu’un accord qui va au maximum rapporter 2 à 4 000 euros de droits, ce n’est pas intéressant pour une grosse compagnie car elle est dans une économie d’échelle qui ne lui permet pas de gérer ce type de choses. C’est à ça que sert le domaine public. C’est pourquoi il y a tant d’ayants droit ou leurs successions qui nous apportent des 78 tours de leurs œuvres tombées dans le domaine public dont la réalité financière ne s’inscrit plus dans l’économie des majors (loisir et divertissement) mais dont le disque peut trouver son public dans le modèle économique d’un petit indépendant.

 

Que proposez-vous ?

On pourrait imaginer un système qui soit à l’égal de la Sacem. Avec en effet des droits patrimoniaux pour les interprètes et pour les producteurs, sans que le droit moral n’empêche les indépendants, les ayants droits, les artistes eux-mêmes, ou toute personne qui veut consacrer des moyens financiers et humains à la réédition de ce patrimoine et à sa mise à disposition du public, de le faire.

Si vraiment les majors sont persuadées qu’elles vont perdre des dizaines de millions d’euros – mais personnellement je n’y crois pas dans les dix années qui viennent – il faut dans ce cas créer un système de contrat cadre avec les sociétés d’ayants droit. On a déjà les sociétés civiles pour faire les répartitions : la SCPP et la SPPF pour les droits producteurs, l’Adami et la Spedidam pour les interprètes. La machine pour répartir les droits existe. Rien n’empêcherait que demain on fasse passer une loi qui nous oblige, sur la totalité de notre chiffre d’affaires, à en reverser 15 % aux sociétés civiles de producteurs et d’interprètes. Cela ne me poserait pas de problème. Nous sommes de toute façon dans une économie d’échelle qui ne va pas très loin.

Je n’ai rien contre les droits patrimoniaux. Mais on pose les intérêts de quelques uns (Johnny Hallyday, Les Beatles,…) et on ne pose pas le problème de la culture, qui relève de l’intérêt collectif. Il faut que le patrimoine musical de plus de 50 ans reste dans le domaine public pour son droit moral, afin d’être diffusé. Mais cela n’empêche pas de l’inscrire dans un système de gestion de droits patrimoniaux et de rémunération. Demain, tous les éditeurs de DP pourraient déclarer leurs ventes titre par titre, et paieraient un droit d’interprète et de producteur aux sociétés civiles. Aujourd’hui personne ne fait cette proposition, tout simplement parce qu’il n’y a pas d’expertise, pas de réflexion.

 

Vous aviez publié en 2001 un « mémoire vert sur le patrimoine sonore ». Quel a été son impact ?

Il a eu un certain impact puisqu’à l’époque le ministère de la Culture avait suivi ce que préconisait ce mémoire. En revanche, on entend aujourd’hui la volonté de notre Ministre de la Culture – sous l’incitation, apparemment, du Président de la République – d’allonger le domaine protégé. Même chose au niveau du commissaire européen McCreevy. Et il y a apparemment une absence d’enquête. J’ai écrit au ministère de la Culture le 18 février mais n’ai pas de réponse à ce jour. J’ai peur que des décisions fondamentales soient prises sans étude. Allonger le domaine protégé, cela veut dire supprimer le patrimoine sonore et renoncer à la diversité culturelle qui pourtant a été l’apanage ces vingt dernières années de la volonté gouvernementale car conforme aux valeurs de liberté de notre démocratie.

 

Concrètement, qu’attendez-vous aujourd’hui ?

J’attends que le problème du domaine public et du domaine protégé soit posé avec compétence. Nous avons actuellement un gouvernement réformateur qui veut aller très vite dans les décisions, mais quand on s’attaque à ce type de sujet, on ne peut se passer des phases d’expertise et écouter seulement quelques personnes, à savoir les PDG des majors et les stars françaises devenues provisoirement helvétiques !

Je comprends que le métier du disque est sinistré ; je comprends la grande peur qu’a suscité, il y a deux ans, la notion de la licence légale sur Internet, qui aurait été évidemment extrêmement dangereuse ; je comprends qu’il y ait une réappropriation capitalistique de l’outil de travail ; je comprends le sens de cette volonté et que les Etats aient envie de protéger la propriété intellectuelle. Mais il y a là un défaut de concertation. En croyant protéger, on va garantir des intérêts économiques très relatifs, et surtout supprimer une réalité culturelle et un patrimoine historique et musicologique extrêmement important.

Je suis légaliste. Je préconise que la loi réponde à l’usage. Il y a d’un côté la nécessité de protéger des interprètes ou leurs ayants droit, des entreprises qui ont fait des investissements il y a 50 ans et qui veulent continuer à exploiter leurs enregistrements. Mais allonger le domaine public en croyant que c’est une solution pour les majors, ça va leur faire gagner une somme relativement dérisoire en termes de chiffre d’affaires et faire disparaître un patrimoine, une mémoire collective gigantesque.

 

 

C’est donc véritablement un enjeu culturel…

On a en ce moment le dogme du « big is beautiful ». Il faut certes avoir en France des entreprises suffisamment capitalisées pour pouvoir affronter la mondialisation. Notre Président de la République a eu raison en tant que Ministre de l’Economie et des Finances de réfléchir d’une part à une alliance entre Alstom et Siemens pour finalement lancer un plan de sauvegarde d’Alstom seul mais avec la conception que c’est par la taille qu’on sauve ce type d’entreprise. De même, Air France ne peut exister que dans une phase de progression et de concentration horizontale en ayant racheté KLM et maintenant peut-être Alitalia. EADS Airbus arrive à prendre des parts de marché supplémentaires malgré la parité Dollar – Euro sur la base d’acquisitions ou de joint venture avec des entreprises d’assemblage situé dans la zone Dollar. Ces entreprises françaises sont légitimement soumises au paradigme du « big is beautiful ». 

Mais le propre de la culture, c’est qu’elle vaut toujours moins dans sa contre-valeur financière que dans sa valeur culturelle. Dans le domaine public, vous avez des entreprises comme Gilles Pétard, qui fonctionne seul, comme Frémeaux & Associés avec 8 salariés, jusqu’à Universal et ses centaines de salariés. Chacun travaille à un niveau différent, à des niveaux de vente différents, à des économies d’échelle différentes. Vouloir ramener tout cela dans un format industriel est une erreur philosophique. Ce qui fait la diversité culturelle, c’est aussi la diversité de l’économie culturelle. ce sont des entreprises de toutes tailles, des indépendants qui ont un positionnement culturel, d’autres qui n’en ont pas. Les majors n’ont pas pour vocation à défendre la mémoire collective, elles le font uniquement si cette défense s’inscrit dans leur rentabilité.

Pour la majorité des musiques du monde (très important dès la fin du 19e siècle), pour une grande partie des enregistrements parlés et de la musique instrumentale, n’oublions pas que des productions ont été faites aussi par des sociétés indépendantes dont les catalogues n'ont jamais été repris par des majors. Toute entreprise légaliste ne pourra donc plus exploiter ces enregistrements qui seront définitivement perdus pour la mémoire collective. Il ne faut pas remettre sous copyright tout ce patrimoine et empêcher ceux qui en ont connaissance de s’y investir pour le diffuser. Parce que les majors ne l’exploiteront pas. Elles ne mettront jamais 7 000 euros dans un CD qui se vendra entre 500 à 800 exemplaires.

 

Votre action ne relève-t-elle pas de l’intérêt général ?

Ce n’est pas notre action qui relève de l’intérêt général, c’est ce que la loi nous permet de faire. Le travail spécialisé d’ILD sur la musique de genre est très important, tout comme le travail de Paris Jazz Corner sur l’accordéon, la possibilité de faire connaître des bluesmen des années quarante à des jeunes trentenaires par le biais de la bande dessinée comme le fait Bruno Théol chez Nocturne, ou le travail exhaustif de Gilles Pétard sur Classics… Cela ne tient que par une forme de semi-bénévolat et de militantisme. C’est avant tout un acte d’amour, une envie de partage. Il y a aura toujours des gens passionnés, structurés autour d’une philosophie. Il faut simplement leur laisser les moyens de travailler.

 

 « Laissez-nous les moyens de travailler » pourrait résumer votre combat ?

Tout à fait. Il faut vraiment expliquer que l’enjeu culturel est énorme et que l’enjeu économique est somme toute faible. Si les experts et les majors pensent le contraire, il faut facturer la contre-valeur économique de la culture au lieu d’interdire toutes les vocations à la servir en allongeant le domaine protégé. Je fais confiance à Madame Christine Albanel, Ministre de la Culture d’un pays où ce poste a été occupé par des personnalités comme André Malraux ou Jack Lang (qui a sauvé le livre avec la loi sur le prix unique et qui a mis en place la loi sur le domaine public). Notre Président de la République est un homme d’action qui ne s’inscrit pas dans la tradition des hommes de culture mais qui est sensible à l’identité de notre pays, fondée sur une tradition intellectuelle et esthétique. Il y a, en effet, une corrélation entre la joaillerie, les grands couturiers, les marques de luxe, le réputation vinicole, la gastronomie, le siècle des Lumières, les 1000 châteaux et musées ouverts au public, le marché important du livre et la stratégie politique française relative à l’économie culturelle. Allonger le domaine protégé, et donc supprimer le domaine public, reviendrait à faire disparaître cette richesse culturelle qui est pourtant ancrée dans les valeurs intellectuelles de notre pays et je ne voudrais pas que ceux qui ont annoncé hier la fin de « l’exception culturelle française » puissent aujourd’hui avoir raison. ■

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